Le shadow cabinet : un outil pour les Next Gen

Rien ne vaut la pratique. Pour encourager vos futurs dirigeants à s’impliquer davantage dans la vie de l’entreprise et tester leurs capacités de manageur, une solution existe : le cabinet fantôme.

Rester dans l’ombre pour mieux se préparer à affronter la lumière : tel est l’objectif du shadow cabinet dans les entreprises. Dans les pays appliquant le système de Westminster comme le Royaume-Uni, l’Australie et le Canada, le cabinet fantôme comprend les députés du principal parti d'opposition qui, sous la conduite de leur chef, forment un gouvernement alternatif à celui qui pilote la nation. Dans les sociétés familiales, ce modèle peut s’avérer très utile pour les Next Gen. Anne-Sophie, Delphine et Matthieu Ducottet ne diront pas le contraire.

Les trois enfants d’Elizabeth Ducottet travaillent depuis plus d’une décennie auprès de leur mère qui préside le spécialiste du matériel médical orthopédique professionnel depuis 1991. La communication a toujours été très bonne entre ces proches qui ont signé il y a plusieurs années déjà une charte familiale. Mais les représentants de la sixième génération au sein de ce groupe fondé en 1847, qui compte 2200 collaborateurs et génère un chiffre d’affaires annuel de 223 millions d’euros, ont souhaité aller plus loin en mettant en place un shadow cabinet.

Plusieurs raisons expliquent ce choix. « Nous voulions tout d’abord anticiper le besoin de renouvellement de certains membres de notre conseil d’administration (CA), explique Anne-Sophie Ducottet qui a notamment travaillé chez Unilever avant de rejoindre le groupe familial il y a onze ans où elle dirige aujourd’hui la communication. Avec l’aide d’un accompagnateur, nous avons donc décidé avec mon frère et ma sœur d’intégrer dans notre cabinet fantôme trois de nos connaissances qui auraient pu, à terme, être nommés dans notre CA. Nous avons cherché des profils différents. Au fil des années, un responsable marketing, un juriste, un ingénieur et un médecin nous ont rejoint. » Aucune de ces personnes n’a finalement intégré les instances dirigeantes de la société stéphanoise dont le siège social se trouve en proche banlieue parisienne. Mais un tel cabinet est bien plus qu’un simple « banc d’essai » pour de potentiels administrateurs. Il représente surtout une plateforme idéale pour permettre aux Next Gen de se « faire les dents ».

« L’idée d’une telle structure est de se construire en tant que décideur », confirme Anne-Sophie Ducottet qui a obtenu un diplôme d’ingénieur à l’Ecole Nationale Supérieure des Mines de Nancy avant de passer un Master de Science à Berkeley en Californie et d’étudier le marketing pharmaceutique à l’ESCP. Son frère ne dit rien d’autre : « Un shadow cabinet permet de prendre du recul sur certains dossiers afin de développer une vision plus globale, raconte Matthieu Ducottet, le directeur de l’innovation du groupe familial qui a travaillé dix ans pour des entreprises comme Dassault et Renault. Pour définir l’ordre du jour de nos réunions, nous prenions parfois un ou deux sujets abordés trois mois plus tôt lors du précédent conseil d’administration. Nous pouvions ainsi analyser l’intégration d’une filiale ou étudier notre schéma logistique. »

Ces conseils peuvent aussi encourager des proches à parler de sujets qu’ils pourraient hésiter à aborder devant leurs parents ou leurs administrateurs. Une acquisition ambitieuse ? Une diversification dans un secteur éloigné de son cœur de métier ? Une profonde refonte du modèle managérial ? Rien ne doit être tabou dans ces réunions « de l’ombre ». Chez Thuasne, ce besoin n’était pas réellement impérieux. « Je suis payé pour apporter de nouvelles idées au groupe, explique Matthieu Ducottet. Une fois par an, nous organisons notamment un rendez-vous durant lequel il est possible de présenter tous les projets qu’on a en tête, même ceux qui peuvent apparaître très originaux. » Les deux sœurs et leur frère ne regrettent toutefois pas leur idée d’avoir créer un cabinet fantôme même si ce conseil a fini par se révéler inutile au bout de quelques années.

« Nous avions l’habitude de nous réunir trois ou quatre fois par an de 19 à 22 heures, se souvient Anne-Sophie Ducottet. Ces rendez-vous ont été réguliers entre 2011 et 2016 mais nous n’en avons plus eu depuis. Ils se sont arrêtés naturellement, ne correspondant plus à nos besoins. » Ces shadow cabinets n’ont pas pour vocation de durer éternellement. « Ce modèle ne peut être que transitoire, confirme Matthieu Ducottet, car lorsque les membres de la nouvelle génération prennent la tête de l’entreprise, il n’y a plus de sens qu’ils se réunissent en dehors de leur conseil d’administration. » Chez Thuasne, le cabinet fantôme pourrait toutefois se recréer dans quelques années. « On pourra peut-être proposer aux sept neveux et nièces, aujourd’hui âgés de deux à seize ans, qui représentent la septième génération de créer leur propre shadow cabinet, pense Anne-Sophie Ducottet, car ce modèle a été bénéfique pour nous mais ils pourront aussi choisir un autre format s’ils le souhaitent. » Ce système ne s’applique pas uniquement aux sociétés familiales.

Quatre mois après son arrivée aux commandes de BPI Group, Olivier Lajous a décidé l’an dernier de créer un « Y Comex ». « Je préfère ce terme au mot « shadow », explique l’amiral qui a longtemps été DRH de la Marine Nationale. L’idée est d’associer à la stratégie de l’entreprise de jeunes talents qui pourraient devenir nos futurs dirigeants. Ce comité comprend sept collaborateurs âgés de moins de 35 ans qui se sont portés volontaires et qui ont été sélectionnés par tirage au sort. Nous avons cherché des candidats qui travaillent dans les différentes activités du groupe et qui sont basés dans tout le territoire. Nous avons aussi tenu à respecter la parité homme/femme. » Chaque mois, ces jeunes se réunissent avec les membres du Comex pour parler de stratégie. « Aucun sujet n’est tabou, prévient Olivier Lajous. Nous parlons de tout sauf des questions liées à des personnes individuelles. » La complémentarité entre ces talents en devenir et leurs aînés est réelle. « Les membres de l’Y Comex comprennent très bien les dynamiques d’engagement et de désengagement des personnes de leur âge et ils relaient parfaitement les préoccupations qui sont les leurs, note le président du directoire de ce cabinet de 12.000 salariés spécialisé dans le conseil RH. Ils ont une forte capacité de proposition sur toutes les questions liées aux réseaux sociaux. Ils sont par contre moins à l’aise sur les sujets purement financiers et techniques et sur les dossiers commerciaux. Mais ils sont très complémentaires avec notre Comex. On dit toujours que les cordonniers sont les plus mal chaussés mais depuis que j’ai pris la tête de BPI, je veux que nous devenions le cordonnier le mieux chaussé de la place. Nous devons pour cela respecter les conseils que nous donnons à nos clients. Tout le monde parle de Y Comex mais peu d’entreprises en ont créé un. Nous avons voulu prouver que ce comité était utile et je ne regrette pas du tout cette initiative. Bien au contraire. »

 

Frédéric Thérin en collaboration avec Christophe Saubiez et Romain Chevillard