Regards croisés sur une succession réussie

Après une décennie de travail en binôme, Guy Brabant a donné l’an dernier à son fils, Valéry, les commandes du groupe familial. Ces deux dirigeants nous expliquent comment ils ont préparé cette transmission. Fondé en 1797, Charbonneaux Brabant, est présent dans l’Alimentaire, l’Entretien & Bricolage et la Chimie industrie, et le premier producteur français de vinaigre.

La succession familiale était-elle inscrite dans les gènes de votre entreprise ?

Valéry Brabant : Notre père nous parlait beaucoup de ses affaires car elles le passionnaient mais il ne nous disait pas qu’il souhaitait nous faire entrer dans l’entreprise. Nous n’avions donc aucune attente particulière avec mes trois frères. Nous nous disions qu’il nous proposerait peut-être quelque chose s’il en ressentait l’utilité.

Guy Brabant : Dans la famille, nous nous sommes toujours dit que nos actions étaient de simples images. Je n’ai jamais pensé un jour vendre la société. Nous nous devons de continuer et de persévérer. Nous sommes tous inscrits dans une démarche de pérennité car si on cède nos titres, c’est la bérézina pour les collaborateurs, avec des compressions d’effectifs. Lorsque je me suis aperçu que nos affaires grossissaient et que je commençais à prendre de l’âge, j’avais 57 ans, j’ai pensé avec le conseil d’administration que le moment était venu de faire entrer l’un de mes enfants dans le groupe car il faut bien une décennie pour se préparer à prendre la relève. Valéry, qui était consultant et d’une nature assez diplomate, me semblait la bonne personne pour prendre en charge la direction financière de l’entreprise. Mon fils ainé avait, lui, un profil plus commercial. Je pensais qu’un seul de mes fils rejoindrait la société. Lorsque plusieurs membres de la famille travaillent ensemble, la situation peut vite devenir compliquée. Mais quand Philippe Delouis m’a proposé de reprendre sa société spécialisée dans les mayonnaises, les moutardes et les sauces, j’ai tout de suite pensé que Gaël était la bonne personne pour diriger cette affaire qui avait besoin de retisser des liens plus serrés avec ses clients. Je ne me voyais pas piloter à distance cette entreprise géographiquement basée à Limoges et industriellement dans l’aval de nos métiers. Mon troisième fils est, quant à lui, très heureux chez Remy-Martin. Et le quatrième travaille auprès de son oncle, dans l’entreprise familiale de sa mère.

Vous n’êtes donc pas entré tout de suite dans la société familiale ?

Valéry Brabant : Non. Après une licence de droit et des études à l’ESC Lille, j’ai travaillé quatre ans dans la filière conseil de KPMG. J’intervenais pas mal dans des entreprises qui allaient mal et j’ai été frappé par deux sociétés familiales qui étaient en difficulté en raison de la mésentente entre les pères et leurs fils. Cela m’a fait comprendre que de tels groupes pouvaient prospérer uniquement si la communication et les échanges entre les membres de la famille étaient bons. Mon père m’a ensuite proposé de le rejoindre en 2003 pour prendre en charge le poste de directeur financier. J’avais alors 29 ans. Après son appel, je me suis posé des questions. Je partageais alors mon bureau avec un consultant spécialisé dans les ressources humaines qui m’a challengé en me demandant quels seraient les avantages et les inconvénients de rejoindre le groupe familial. La synthèse était en fait simple à faire et je me suis dit que je ne pouvais pas laisser passer une opportunité aussi sympa.

Cela ne complique t-il pas les choses d’avoir plusieurs enfants dans la société ?

Valéry Brabant : Mon frère ainé, Gaël, qui était alors directeur commercial d’une autre société a rejoint le groupe familial un an après mon arrivée. Il a la charge d’une entité indépendante, située à Limoges. Mes deux autres frères sont actionnaires mais ils ne travaillent pas dans le groupe.

Guy Brabant : Mes fils sont majoritaires dans la holding familiale mais en cas de problème, Valéry n’aurait qu’à s’entendre avec un seul de ses frères pour contrôler le capital. Ce système a été mis en place pour s’assurer que les décisions nécessaires pour l’entreprise continuent d’être prise quelque soit la situation au sein de notre famille.

Comment trouver sa place quand on travaille à côté de son père ?

Valéry Brabant : On doit se créer sa propre légitimité, aussi bien en interne qu’en externe. Cette légitimité s’acquiert par le travail et l’enthousiasme que l’on montre au quotidien. Si aujourd’hui à 45 ans, j’étais reconnu juste comme le fils de mon père, je ne serai pas bien.

Guy Brabant : C’est une chance d’avoir un fils qui accepte de vous rejoindre dans la société familiale. Les personnes qui ont les manettes doivent avoir beaucoup d’autonomie. J’interviens uniquement lors des embauches de cadres ou lorsque des investissements supérieurs à un million d’euros doivent être décidés. Parfois, je m’abstiens de donner à chaud mon avis. Mais Valéry est assez demandeur d’échanges et je reste à sa disposition. Comme moi, il est persuadé que le regard de plusieurs personnes renforce la chance de prendre la bonne décision. En dehors de mon mandat de président du conseil, mon rôle aujourd’hui est de faire les choses peu productives et chronophages pour que Valéry consacre l’essentiel de son temps à la gestion et au développement. Et quand un collaborateur me parle d’une chose, je lui demande toujours s’il en a préalablement discuté avec Valéry.

Il est également important de partager une même culture d’entreprise pour éviter des tensions…

Valéry Brabant : Tout à fait. La culture de notre entreprise veut qu’une bonne décision soit le fruit de la réflexion de plusieurs personnes. Une idée doit être enrichie par les suggestions des autres collaborateurs. Tout doit être basé sur l’échange. Lorsqu’une décision est prise en commun, les erreurs sont partagées. Nous avons également, avec mon père, toujours eu une vision commune. Nous ne nous sommes jamais opposés sur le fond. C’est primordial pour assurer une bonne entente entre nous. Il est absolument nécessaire de se concentrer sur un projet. Dans une société familiale, il ne faut pas avoir d’ego surdimensionné, mais cela n’empêche pas d’avoir de l’ambition. Ma chance est que mon père a lui-même succédé à son père. La situation est parfois plus compliquée pour les enfants qui prennent la suite du créateur de l’entreprise car ce dernier personnifie très fortement l’entreprise. Le « je » est très important chez les fondateurs. Et leurs successeurs peuvent éprouver des difficultés à « éclore » dans un tel contexte. Nous avons également été aidés par le fait que nous enregistrons une belle croissance car notre chiffre d’affaire a plus que triplé en quinze ans. 

Des tensions doivent bien apparaître de temps en temps dans la famille ?

Valéry Brabant : Cela peut en effet arriver. Le moment où il y a eu le plus de flottement avec mon père correspond à la période durant laquelle nos bureaux étaient éloignés. Depuis, nous avons pris l’habitude de travailler dans des pièces adjacentes car cela facilite nos échanges. Nous ne sommes pas de grands « diseux » avec mon père. Nous ne sommes pas très expansifs, l’échange doit être constant car il ne faut pas ruminer. Les proches qui s’affrontent dans une société familiale sont ceux qui ne se parlent pas face à face. Quand une question sensible doit être abordée, nous nous disons les choses à froid, pour éviter de dire des mots à chaud que nous pourrions regretter ensuite. Le fait qu’une relation se passe bien dans une entreprise familiale est la conséquence d’une volonté commune, comme dans un couple au quotidien.

Echanger avec ses pairs est aussi important pour un successeur ?

Valéry Brabant : Je le pense. J’ai longtemps participé à un club qui réunissait des jeunes générations. Cela m’a beaucoup aidé car j’ai pu développer un réseau d’amis professionnels qui étaient dans la même situation que moi. Nous rencontrer nous permettait de rire ensemble et de réaliser que notre situation n’était pas forcément la pire. Ces échanges m’ont fait comprendre que c’était une chance de participer à un projet familial. Seules les personnes qui vivent la même chose que vous peuvent comprendre les sujets qui vous préoccupent.

Si vous pouviez revenir en arrière, auriez-vous fait les choses différemment pour assurer la transmission familiale ?

 Valéry Brabant : Non. Globalement, tout se passe bien.

Guy Brabant : J’aurais du mieux préciser les étapes de cette transmission. Il est important de formaliser les moments durant lesquels on abandonne certaines responsabilités.

Entretien réalisé par Frédéric Therin, en collaboration avec Christophe Saubiez et Romain Chevillard.